Une rencontre
- Sophie Launay
- 29 nov. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 nov. 2020
J’avance au milieu d’un nuage gris dont l’air épais brûle mes poumons. Mon cœur bat trop vite. L’air me manque.

Ma visibilité est réduite, je distingue à peine ce qui m’entoure.
Autour de moi un flou dansant me déséquilibre.
La lumière me manque.
Je crois que je me noie …. en plein air.
D’autres avant moi ont cherché, paniqués, leur salut dans ces rues. Ma petite ville a brûlé. Ils ont fui devant les flammes hautes comme des montagnes et se sont précipités.
Dans l’eau. Et c’est là que je me rends à pas lent.
Trois petites lettres au service d’une exclamation.
Eau !
Comme on dit « Terre ! » d’un bateau.
Je mets mes pas dans les leurs. Deux ans ont passé. Ils couraient en hurlant pour se sauver des flammes, je marche sans un mot vers l’eau, pour éteindre le mal.
La rencontre a eu lieu, il n’y a pas si longtemps.
Je ne m’approchais pas de l’eau alors que j’habite près de la plage.
On me disait : « Tu devrais te baigner, cela te ferait du bien, te détendrait. »
Je répondais : « Oui, peut être, c’est vrai » d’un ton détaché.
Mais je n’y allais pas, je ne voulais pas aller me détendre là où d’autres avaient péri.
Alors que rien ne présageait que j’allais faire le pas, cherchant au fond de moi ce qui pourrait bien m’apaiser, je me suis finalement dit : « c’est vrai, je devrais aller me baigner. »
Je vais me donner le droit de franchir les quelques dizaines de mètres qui me séparent de la plage et aller me tremper. Au moins me tremper.
Il fait chaud, très chaud, nous sommes en plein été.
Un été grec à Mati où le mercure monte et les corps se raidissent au souvenir de l’inconcevable.
Je continue à y vivre, luttant avec mes pensées qui vont de la culpabilité à être entière, vivante dans un endroit blessé à celle d’abandonner, de quitter les lieux avec lâcheté. Avec dans le vent qui siffle des injonctions à ne pas convoquer sans cesse le passé.
Alors jusque là, le bain de mer me semblait une frivolité.
Pourtant, je prends une serviette, enfile un maillot et marche.
L’air, la terre, le feu gesticulent autour de moi et toi l’eau, où es tu passée ?
Tu me manques.
Je longe la côte et je te vois.
Tu es là. Adossée aux rochers, très légèrement agitée, frétillante sous le sable, clapotant entre deux rochers, te trémoussant sur les galets et parée d’un bleu parfait.
Je descends lentement le petit escalier qui mène à la crique et m’approche. Un doigt de pied pour tâter. Fraîcheur vive de l’eau claire, comme la patte d’un chat qui frôle et se retire.
Notre rencontre se poursuit de petits attouchements en pas plus grands.
Oh cette fraîcheur ! Je l’avais oublié, il fait si chaud.
J’avance sur les galets qui me font trébucher.
De plus près, le bleu est changeant sous le vent, prend des tons vert, émeraude.
La lumière m‘éblouit, elle joue sur l’eau.
Derrière moi les pins calcinés et tordus grimacent, les maisons éventrées aux bouches édentées rappellent …
Je plaque mes mains sur mes oreilles pour faire taire ces mots qui tournent dans l’air et leur préfère ton eau claire.
Toi, tu as tout vu, tout entendu et tu restes là à clapoter comme si de rien n’était.
Pourtant tu sais comme je le sais qu’ils sont nombreux à avoir trouvé la mort sur ta plage.
Mais non, ce n’est pas toi qui les as noyé. Non. Ils ont glissé épuisés ou grands brûlés, ils n’ont pas supporté la morsure du sel sur leurs plaies. Tu n’y es pour rien, s’ils s’en sont allés.
Moi non plus.
Innocentes, toutes deux.
Dans tes eaux claires, je cherche ce qui m’aidera à ne pas détourner la tête mais m’empêchera de suffoquer au souvenir de ce martyr.
J’immerge, carré après carré, ma peau frissonnante.
Ton enveloppe rassure, panse.
Le souffle court, je m’avance. J’y suis, l’eau s’est substituée à l’air même si je foule encore du pied ce fond inquiétant, la terre disparaît.
Droite comme un I, je descends sur les genoux, comme en prière, les yeux ouverts sur un monde un peu flou, grossit à la loupe et dansant. Le cœur cogne fort dans les tempes.
Encore un peu, un peu. En apnée plus rien n’existe que le corps qui vit.
Je prends une grande inspiration en remontant à la surface puis
replonge.
Je nage, en longues brassées dans ton bleu profond, je nage vers l’île d’Evia au bout de l’horizon et tes eaux fraîches revigorantes m’entourent de leur substance, qui loin de la terre des hommes morts, brûlés ou debout, baigne le monde.
Quand je vais revenir vers le rivage, je verrai les stigmates qui persistent dans le paysage.
Mais avec toi, en toi puisque je nage sous l’eau, je fais corps avec ce que tu sais et sens.
Tu es la seule dans le paysage à ne pas avoir été altérée.
Tu ne te mélanges pas. Ce que tu es, est à toi, plus loin, cet ailleurs ne t’appartient pas. L’air peut te soulever mais jamais t’anéantir quant au feu ! la belle affaire.
C’est sans doute cela que je suis venue chercher, faire partie de ce monde mais ne pas tout mélanger.
Je n’y étais pas, cela ne m’est pas arrivé, c’était sur un autre territoire, un autre espace et c’est là que je dois l’y laisser.
Toi tu es là, bien à ta place et je reviendrai chaque jour si je le peux te parler tout bas.
Et répéter que oui ils s’en sont allés, tu as tout vu, mais tu es restée.
Et prendre un peu de ta force pour accepter et demeurer.
Après l’apocalypse, la rédemption, à l'inverse d'un film de Lars Von Trier.