Un grand jardin bordé par la mer
Mati ? Une petite ville balnéaire nichée dans une pinède verte, touffue, où se côtoient résidents à l’année, vacanciers de passage et Athéniens du week-end.
À 30km d’Athènes, 15km de Marathon, face à l’île d’ Evia.
Un grand jardin bordé par la mer, une côte couleur sienne, escarpée, où les petites maisons fleuries avec arbres fruitiers, les propriétés cossues avec piscine et les baraques avec poules sont à touche touche.
Pas de grandes plages, des petites criques.
Une belle douceur de vivre aux portes d’Athènes, où chacun selon ses moyens a trouvé une place, en famille.
Dans les rues, quelques chiens errants, amicaux, reconnus et soignés, et des chats, des tortues et des oiseaux, beaucoup d’oiseaux.
Les pins verts coiffent les toits des maisons, hauts ou parasols. Ils tanguent les jours de vent et maintiennent la fraîcheur l’été.
SEPTEMBRE 2018
Je marche dans des rues tristes et grises, où les maisons sont des baraques vides et noircies, les propriétés aux façades déformées sont dévastées, les constructions les plus précaires ont tout simplement disparues et les poules se sont tues.
Les chiens ont fui comme les oiseaux, les chats. Les orangers, les citronniers, les oliviers sont en cendres, aucune trace des lilas, jasmin, bougainvilliers.
Dressés sur l’asphalte nu des rues vides, les grands pins calcinés jettent leur ombre famélique et des milliers de pommes carbonisées gisent à leurs pieds.
Rue Perikleous, de chez moi à la mer, les maisons hagardes, baissent les paupières et dans leur silence, je laisse aller mes émotions, mes questions, mes pensées.
Ce 23 juillet 2018 où Mati s‘est embrasé puis éteint, je n’y étais pas, j’étais à Naxos, où le vent m’a apporté une terrible odeur de fumée, d‘angoisse et de mort.
Je suis revenue, ma maison n’a pas brûlé, le jardin est dévasté, mon quartier est un mélange de favela et de maisons hantées : un décor de film d’horreur, de ville bombardée.
À chaque pas, dès que je sors sur la terrasse, je regarde autour de moi sans croire à ce Mati défiguré dans lequel il va falloir vivre, sans se plaindre parce que je suis en vie, je ne suis pas brûlée, je n’ai perdu personne de ma famille, et je n’y étais pas ...
Mais j’entends, je vois, j’imagine.
Comment aurais-je réagi, aurais-je pris la bonne décision au bon moment, aurais-je survécu, moi, mon mari, mon chien ?
Je sais que les habitants de Mati ou les vacanciers ont eu 10 minutes au plus pour se décider, partir à pied jusqu’à la plage, prendre la voiture pour fuir plus loin, ou rester, se barricader et attendre.
Je vous écris de Mati pour eux tous, les vivants et les morts, les humains et les chiens qui ont souffert l’enfer et qui sont devenus héros.
Je rends hommage à ces héros anonymes passés par l‘épreuve du feu.
Je descends vers la mer où la taverne, le café, tout a brûlé.
Carcasses d’aciers, les voitures ont fondu laissant des fossiles de caoutchouc, des morceaux de pneus incrustés dans l’asphalte où mon esprit à la peine voit des morceaux de chair.
Tout est noir, recouvert de suie, les arbres, les trottoirs.
Des milliers de pins calcinés, noires silhouettes efflanquées, longs filets de suie qui montent vers le ciel, tordus, grimaçants, immondes.
Abattus puis découpés en grosses tranches, des milliers de pommes de pins calcinées roulent à leurs pieds.
Les maisons dénudées, décapitées, crevées, le crâne défoncé bouches et yeux exorbités regardent ce spectacle muet.
Plus d’oiseaux, plus de chiens mais quelques chats rescapés.
Et des hommes courageux qui ont nettoyé pendant des mois, déblayé l’impensable sans penser aux émanations toxiques, à l’amiante libérée qui vole.
Ils se sont réinstallés comme ils pouvaient et l’armée sert des repas au coin des rues.
Une herbe tendre et verte repousse par endroit, fissure l’immensité du désert.
Les tôles grincent sous le vent.
Ce 23 juillet vers 17heures, la vie s’est enfuie de ma rue, de toutes les rues de Mati, cavalant, poursuivie par les flammes.
Au bout de la rue, la mer, seule issue.
Le feu a ravagé et avalé au gré du vent dans une orgie démoniaque ce qu’il trouvait sur son chemin.
Les pins jettent par milliers leurs bombes, pommes de pins enflammées poussées par un vent furieux qui fait tournoyer les toits, les branches, les oiseaux et tout retombe, incandescent puis noir de suie.
Les cris, les explosions, la tôle fond, les hommes hurlent.
Rue Perikleous, les voitures s’encastrent avant d’exploser. Les hommes tentent de fuir.
Tous les jours, je vois.
Je ne l’ai pas vécu mais les lieux me parlent.
Parfois ils murmurent, parfois hurlent, parfois se taisent.
Je frissonne et ferme les yeux.
Rue Perikleous, mes voisins pour les plus chanceux, sont arrivés à la plage, malgré la fumée qui efface la trace du chemin menant à la mer.
En suffoquant ils sont arrivés.
Ils se sont immergés, tenant leur chien, leur enfant, leur chat au-dessus de l’eau, recouvrant leurs visages de chiffes mouillés faits de leurs vêtements déchirés. Le bord de mer est transformé en rive du Gange, tout être s’immerge pour se protéger du feu qui emporte tout.
La chaleur suffit à brûler, les températures montent et brisent le mercure. Et le vent brûlant souffle sur les dos courbés.
Une centaine de voitures, à l’angle de la rue Perikleous et de l’étroite avenue Poséidon qui longe la mer, explosent ou fondent. Des corps gisent déjà, que les derniers à se sauver enjambent en cherchant leur souffle dans la fournaise.
Six personnes que je connaissais ont trouvé la mort dans ma rue, rue Perikleous le 23 juillet 2018. Cent deux ont laissé leurs vies à Mati. Les autres, les rescapés sont à jamais marqués au fer de ce qu’ils ont vécu et ceux qui n’y étaient pas, comme moi, entendent, sentent et perçoivent, les cris de panique que les lieux renvoient.
J’en vois mourir certains : Emmi, Evaggelia, j’en vois courir d’autres, Mimi, Anna, Alexandre, je vois Giorgos et sa femme se retourner et voir brûler sa sœur et son chien. J’entends Emmi suffoquer et finir sa vie dans l’eau, dans les bras d’un garçon de 25 ans qui lentement s’éteint.
Je vois une jeune femme enceinte tenant son premier enfant de 3 ans dans ses bras pendant des heures, piégée sur la plage.
Je vois les chiens et les chats courir, les tortues se terrer, je vois, j’entends …
La chienne Kyra bondit de la voiture de ses maîtres, assiégée par les flammes pour ne plus revenir. Mimi et Anna ont les pieds brûlés, Alexandre le visage.
Fryni et Blacky, deux chiens du quartier, vomissent pour ne pas mourir dans une maison vide.
Je vois les voitures exploser et le vent souffler sa fournaise sur les dos mouillés d’eau salée qui glace et creuse les corps torturés.
Je vois les hommes qui aident, qui portent sur leurs dos, j’entends les voix qui consolent et tentent d’apaiser les grands brûlés laissés sans secours aux mains des moins abîmés.
23 juillet. Il est 16h30 et on parle d’un incendie à Kinetta de l’autre côté de l’Attique à 80 km de Mati, les Canadairs et les pompiers sont mobilisés. Personne ne s’inquiète.
J’interroge : Non, les media n ‘ont pas alerté sur un autre départ de feu à Neo Voutsas, juste au-dessus de Mati.
Il est 17 heures, Chocho et son mari Tassos sortent dans le jardin en haut de la rue Perikleous à Mati. La journée est chaude presque sans vent.
Tout le monde était à la plage au bout de la rue ce matin. 17h c’est l’heure de la sieste pour beaucoup. Mais ils envisagent d’aller faire des courses.
Une épaisse fumée monte de la colline dont Mati est séparé par l ‘avenue Marathon.
On s’inquiète un peu, le vent s’est levé. Mais le feu qui prend souvent l’été n’a jamais traversé l’avenue à 4 voies.
Il est 17h10 et Tassos ne voit rien de bon dans cette épaisse fumée haute comme un immeuble qui s’avance. Soudain l’électricité est coupée, les climatiseurs se taisent.
Le vent s’est levé et a tourné. Un vent d’ouest rare en cette saison et rare dans sa violence qui traverse l’avenue Marathon en deux enjambées et se jette sur Mati.
Il propulse le feu, incontrôlable.
J’interroge : Non, les cloches ne sonnent pas, les sirènes ne retentissent pas …la police ne patrouille pas
À chacun comme il peut de comprendre la tragédie qui s ‘annonce.
Et tout explose.
Tassos et Chocho partent, crient aux voisins d’en faire autant, alertent autour d’eux. Ils prennent leur fille, leur chien, deux voitures pour fuir Mati.
À 100m au bout de la rue, ils comprennent qu’ils n’iront pas plus loin, se garent et sortent de la voiture. Le temps de faire quelques pas sur la plage, le feu est là. Ils se jettent à l’eau.
Au bout de six heures dans l’eau, il fait nuit, Chocho a dérivé, le courant l’a emportée avec sa fille vers le large entre l’île d’ Evia et Mati. Elles ne savent pas si leurs forces leur permettront de tenir quand d’immenses vagues les projettent dans le noir. Un caïque de pêcheurs les sauve au moment où la vie s’échappe. Tassos tenant son chien au bord de l’eau ne les voyait plus depuis longtemps. Il les a cru perdues, noyées. Il les retrouvera au petit matin.
Marie et sa fille somnolaient, plongées dans une douce sieste estivale. La climatisation ronronnait,
Le feu et la brûlure des flammes, la suffocation les ont projetées dans l’enfer. Après trois mois passés à l’hôpital, de multiples greffes, elles se remettent doucement.
Eleni est arrivée à la mer grâce à son chien qui l’a guidée alors que la fumée l’empêchait de voir plus loin que ses pieds.
Haris s’est enfermé avec ses trois chiens dans sa maison et a attendu patiemment la mort qui n’est pas venue : le feu jouant à saute-mouton est passé au-dessus de son toit.
Evaggelia est partie en voiture avec sa fille, son mari, sa voisine et son chien. Ils sont morts : elle, son mari, le chien de la voisine. La maison, elle, est debout. Pied de nez, envie de hurler.
La belle-sœur de Giorgos n’a pas atteint la plage. Elle est morte sous les yeux de sa sœur portant son chien.
Et encore on me raconte qu’elle a sauté de la falaise croyant être arrivée à la plage avançant avec ses deux enfants dans la fumée épaisse. Elle est tombée et, la colonne vertébrale fracturée, a nagé en soutenant ses enfants pendant plus de 5 heures.
Lui est seul, ses parents et son frère sont morts. Il est le seul rescapé.
Elle est seule, son mari s’est effondré, il lui reste son chien.
Des histoires que l’on me raconte, toutes ces vies en morceaux, par terre dans ma rue, tous ces héros.
Une rue, ma rue mais combien en compte Mati, cinquante ? cent ?
Tous les jours où que j’aille dans les rues, je les emmène avec moi.
Je leur rends hommage, je rends hommage à leur courage, à la malchance, à la chance, à leurs vies, à la force qu’ils ont dû trouver face au feu.
102 personnes ont péri.
Partout on entend les tronçonneuses, les camions, on abat, on détruit toujours un peu plus. Pour reconstruire plus tard.
Les ferrailleurs patrouillent, lancent leurs appels depuis des mégaphones, un fond sonore quotidien.
Sur les portes des maisons anéanties, des mots rassurent : Nous allons tous bien MERCI
JANVIER 2019
L’hiver frappe fort sur Mati.
Les tempêtes de 8 à 9 Beaufort se succèdent, la neige fait une apparition et saupoudre de blanc la couche noire qui s’étale devant nous, devenue familière.
Nous sommes peu de foyers à rester vivre à Mati, de nos poêles à bois s’échappe de la fumée.
Le feu, c’est aussi la chaleur d’un foyer.
Les orangers et citronniers replantés au jardin perdent leurs feuilles dans le vent déchainé.
Mati hurle et grince, des trombes d’eau viennent laver cette atmosphère délétère.
A chaque éclaircie, on continue à démolir et de gros engins circulent dans les rues, défonçant un peu plus l’asphalte.
Sur la façade d’une maison en ruine, un père de famille accroche avec ses enfants une immense toile peinte avec ces mots : Bonne année à tous, nous vous souhaitons paix, amour et Mati revivra !!
Ailleurs dans les décombres, un arbre de noël scintille dans la nuit.
AVRIL 2019
Une langue noire et brune remplace la pinède verte et touffue.
Depuis le ciel gris est oppressant
Le ciel bleu est agaçant
Le vent est menaçant
L’herbe verte se fraie un chemin douloureux
Suivent des coquelicots rouge sang jusqu’à la mer
Qui viendra se baigner cet été à Mati ?
Tribune publiée par Libération.fr le 23 juillet 2019
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